P. Luc de Bellescize+
NDGP
Dimanche 15 décembre 2013
3e dim. de l’Avent, Gaudete, A. Mt 11, 2-11.
Gaudete in Domino ! Soyez dans la joie du Seigneur, soyez toujours dans la Joie.

 

Chers frères et soeurs,
Le 15 janvier 1871, dans un petit village perdu dans la Mayenne, à Pontmain, la neige recouvre la terre comme un linceul et les visages se voilent d’une ombre de tristesse. Le curé, l’abbé Guérin, fait prier ses paroissiens pour la France, dont la défaite contre la Prusse est imminente. C’est un prêtre extraordinaire. Il a restauré son église, pour y faire revenir les femmes et les enfants, et fait construire un bureau de tabac juste en face, pour y faire venir les hommes. Car si un prêtre n’est pas capable de prendre une bière au comptoir, il ne verra jamais les hommes à la messe. A force de bonté, de persuasion, de foi, d’amitié, à force de se faire « tout à tous », il a gagné les âmes au Christ, et ce jour là son église est pleine. Mais les gens n’y croient plus. Déjà l’ennemi est à Laval. Trente huit jeunes du village sont partis pour la guerre, et nul ne sait s’ils reviendront. Il s’aperçoit que les paroissiens ne chantent pas le cantique de la Vierge. Un homme se lève et dit tout haut ce que chacun murmure en secret : « A quoi bon prier, Dieu ne nous écoute pas ». Saint Jean Baptiste, enfermé dans la forteresse de Machéronte, sur les rives de la mer morte, a dû traverser lui aussi cette épreuve de la foi, la tentation de l’à quoi bon. Comment croire au Rédempteur, quand on est en prison, et quand bientôt on perdra sa tête par la folie d’un roi ivre et lubrique séduit par les charmes d’une danseuse ? Seigneur, es tu vraiment celui qui doit venir, ou devons nous en attendre un autre ?

« A quoi bon prier »… Le groupe Telephone chante ces paroles, qu’il faut d’abord entendre comme le cri d’une détresse, une tentation larvée dans le coeur :  » Notre Père, qui est si vieux, as tu vraiment fait de ton mieux? ». La prière balbutiée depuis des siècles, polie, usée par tant de lèvres chrétiennes est-elle soudain devenue vieille? Ne sommes nous pas parfois fatigués de prier à tâtons, de marcher dans le clair obscur de la foi? Tant de paroisses du vieux continent sont devenues des mouroirs où l’on entretient de vieilles lunes, où des équipes pastorales et liturgiques inchangées depuis quarante ans, cramponnées à leur pouvoir minuscule, ont fini par remplacer des prêtres débordés et absents, réduits à n’être que des animateurs déprimés ou maussades. La chute des vocations est d’abord la responsabilité des chrétiens. On ne donne pas sa vie, on ne renonce pas à l’amour d’une femme pour être un gentil organisateur que chacun traite comme un bon camarade avec qui l’on peut se permettre toutes les familiarités, et qui doit sans cesse composer avec des équipes minées d’idéologies frelatées. Là où le prêtre n’est pas reconnu dans son Mystère, les vocations se tarissent et l’Eglise s’étiole. Mais là où il est accueilli comme un ambassadeur de la joie du Christ, là les vocations se lèvent, et l’Eglise renaît.

Le don de Dieu ne se mesure jamais, mais est-ce que vous pensez à rendre grâce, vous comme moi, d’être ici, dans ce beau diocèse, dans cette paroisse vivante, en ce dimanche de Gaudete qui est celui de la joie, chacun à sa place, chacun selon son mystère et sa vocation ? Sommes nous conscients de notre responsabilité face à l’Eglise et face au monde, qui nous demande de secouer enfin la chape de tristesse qui recouvre parfois nos vies et de témoigner de la joie de croire ? Il y a sans doute des raisons d’être tristes… Il y a dans nos souvenirs d’enfants des coups de couteau qui sont restés, mais aussi des caresses et des signes de tendresse. Nos corps et nos coeurs portent la mémoire des blessures et des grâces. Il y a des douleurs, mais aussi des bonheurs, et si l’on peut parfois subir son enfance, on ne subit jamais ni sa jeunesse ni son âge d’homme, car l’homme est toujours libre face à son héritage, même si tout héritage est une terre contrastée. « Une douleur disparaît et une joie renaît, écrit Camus. Toutes s’équilibrent et ce monde est compensé ». Chers frères et soeurs, nous n’avons pas le droit d’être dans la tristesse. Nous avons bien le droit d’être parfois dans la peine, et de porter l’habit du deuil, car il ne faut jamais mépriser la détresse des hommes, mais pas celui d’entretenir la tristesse, comme on entretient une vieille amante par nostalgie de la quitter. Jérusalem, quitte ta robe de tristesse (Is 40, 3), pousse des cris de joie, dit la voix du prophète (So 3, 14), et la jeune fille de Sion revenue de l’exil se met à danser et réjouit le coeur du monde.

A Pontmain, ce soir du 15 janvier, les paroissiens regagnèrent leurs maisons le pas lourd à travers la neige. C’est trois jours après que le Ciel répondit. Au dessus du bureau de tabac, une belle dame apparut. Les enfants du village étaient les seuls à la voir et à la décrire, car il faut avoir un coeur d’enfant pour percevoir l’Invisible. Et sous ses pieds, lentement, une inscription se fit : « Mais priez mes enfants, Dieu vous exaucera en peu de temps, mon Fils se laisse toucher ». Quelques jours après, l’armistice fut signé, et les trente huit jeunes gens revinrent tous dans leurs foyers. Le village avait semé dans les larmes, il moissonnait dans la joie. Il faut savoir « habiter la maison du deuil » dit le livre de la Sagesse (Qo 7, 4), et consentir à la peine, pour entrer dans la cité de la joie. La joie est plus belle quand elle brille à travers les larmes, comme un paysage d’Irlande où le Ciel longtemps lavé resplendit d’une lumière plus pure. La Vierge est l’ambassadrice de la joie, parce qu’elle a su porter la douleur de vivre. Les femmes ont ceci de mystérieux qu’elles habitent l’envergure de l’existence des hommes : elles portent la vie et la mettent au monde, elles sont aussi celles que l’homme
appelle quand il a peur de la mort et qu’il redevient un enfant que sa mère vient bercer. Les collines de Dien Bien Phu portent le nom des femmes, comme si la douceur de leur mémoire allait apaiser la peur de souffrir, la peur de mourir. La mémoire des sourires aide les hommes à verser leur sang. J’aime contempler la Piéta de Michel Ange, peut-être la plus belle statue du monde, hommage de pierre à la plus belle femme de la terre et du Ciel, parce que sa beauté a passé à travers les larmes et qu’elle porte en ses bras son enfant mort, dans une paix mystérieuse et surnaturelle. Stabat Mater dolorosa. Elle est reine de la Paix car elle est reine de sa peine. Elle a connu toute l’amplitude du Mystère de la vie. Voilà pourquoi Francis Jammes la prie, chanté par Brassens au temps où nous n’étions pas encore assommés d’une musique industrielle frénétique et pulsionnelle :

« Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
Tandis que les enfants s’amusent au parterre
Et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment
Son aile tout à coup s’ensanglante et descend
Par la soif et la faim, et le délire ardent
Je vous salue Marie ».
Mais le poète la prie aussi dans l’exultation de la joie :
« Par la mère apprenant que son fils est guéri,
Par l’oiseau rappelant l’oiseau tombé du nid
Par l’herbe qui a soif et recueille l’ondée
Par le baiser perdu par l’amour redonné
Et par le mendiant retrouvant sa monnaie
Je vous salue Marie ».

Je vous salue dans les peines, Mère des douleurs, je vous salue dans la joie, Mère de l’espérance. On ne conquiert la Joie qu’à travers les larmes. On est heureux autant qu’on a souffert, et la peine creuse en nous l’espace où la joie se dilate. Jean Baptiste est le prophète de la Joie parce qu’il a accepté de s’effacer devant plus grand que lui jusqu’à disparaître aux yeux des hommes : « Telle est ma joie et j’en suis comblé. Il faut que Lui grandisse et que je diminue ». Chers frères et soeurs, nous cherchons peut-être trop le bonheur, et à force de le chercher trop, nous oublions qu’il est déjà donné. « A force de courir sur les routes du monde, pour les yeux d’une brune ou le corps d’une blonde, j’ai oublié de vivre » chantait Johnny. A force de croire qu’on a toujours la vie devant soi, on en vient à oublier de vivre. Mais la vie n’est pas une course permanente, elle ne se goûte que dans le recueillement de soi. Ce n’est pas nous qui courons derrière le bonheur, c’est le bonheur qui nous rattrape, dans la mesure où nous restons fidèles à ce que nous sommes.

On a persuadé tout le monde qu’il y avait un droit au bonheur, cela fait tourner l’industrie du bien-être, et l’on crée sans cesse de nouveaux besoins, toujours plus insatiables, toujours plus superficiels, toujours plus sophistiqués, toujours plus vains, et nous creusons de nos mains avides le lit moelleux de notre propre tombe, dans l’oubli de l’essentiel invisible pour les yeux. Un de mes amis prêtres m’a raconté un enterrement dans une famille richissime et bien née mais écrasée de matérialisme, à qui on avait longtemps inculqué qu’il fallait
revendiquer le bonheur comme un droit. On enterrait un jeune père de famille. Sa veuve avait refusé que son époux reçoive les derniers sacrements en interdisant au prêtre de rentrer dans sa chambre, ce qui ne l’avait pas empêchée de se montrer toute mielleuse avec celui qui célébrait. Quelle hypocrisie parfois envers la Sainte Eglise, dans des familles qui ont pourtant tant reçu! « Ils jouissent d’une santé parfaite, dit le psaume, ils ne manquent de rien ». « Leurs yeux qui brillent de bien être trahissent les envies de leur coeur », mais ils sont un « troupeau parqué pour les enfers, et que la mort mène paître » (Ps 72). Sitôt le corps en terre il était déjà temps de tourner la page, et la vie mondaine reprenait sa loi implacable dans la vaste comédie humaine. Il fallait recevoir, paraître et briller, et chacun se mit à boire du champagne sur un mort encore chaud, pour courir de nouveau derrière un bonheur un instant troublé, comme dans le film Ridicule, où la cour du roi continue à danser quand le pays gronde. L’empire du matérialisme est despotique. Il nous interdit de prendre les habits du deuil et d’habiter la peine, mais il nous fait alors ignorer la joie, pour nous cantonner à l’entre deux du bien être, celui où l’homme consomme le plus. Il a oublié que la joie sourit toujours à travers les larmes. Certains ne trouveront jamais la joie parce qu’ils se sont interdits de pleurer. Certains aussi ne trouveront jamais la joie, parce qu’ils l’ont réduite à l’exaucement immédiat des désirs. L’enfer, c’est un jaccuzzi éternel où des masseuses vous donnent exactement ce que vous désirez. La damnation, c’est l’éternelle immédiateté narcissique où l’homme se cantonne dans l’étroitesse de lui-même.

Chers frères et soeurs, n’oubliez pas que le bonheur est dans le pré, que l’on cultive avec patience, sans tomber dans l’illusion d’un changement « maintenant ». Pas dans celui du voisin, où l’herbe est toujours plus verte, mais dans sa propre existence, avec ses gloires et ses défaites. On ne refait pas sa vie, car on est responsable pour toujours de ceux à qui on a donné la vie. N’oubliez pas non plus que la vie est toujours plus humble que le mythe, et que l’amour prétendu « fou » que l’on découvre à quarante ans, à l’heure où surgit le démon de midi, ne nous conduira qu’au désespoir et à la mort. « Le coeur du sage est dans la maison du deuil » (Qo 7, 4). Être sage c’est faire le deuil du mythe pour accoucher du réel. Être sage, c’est sans doute accepter aussi, pour une part, d’avoir raté sa vie telle qu’on la rêvait pour l’accueillir telle qu’elle est, simple, belle et blessée. Le réel est toujours plus sobre que la fiction, mais il n’y a pas d’amour vrai en dehors du réel. Il y a de la joie à s’accepter humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus Christ. Gaudete in Domino ! Soyez toujours dans la joie du Seigneur ! En lui la joie nous est donnée comme un Mystère. Elle resplendit à travers les plaies de Jésus crucifié. Que cette joie vous soit donnée, frères et soeurs, comme une mémoire d’outre-tombe, celle du Christ qui surgit du tombeau, alors que la pierre du deuil est roulée. Qui nous ravira notre joie, puisqu’elle a passé la mort ? Ô mort, où est ta victoire ? (I Co, 15). Jésus, que ma joie demeure. Amen.